par Emma R,
étudiante en CPGE au Lycée du Parc
« Le style c’est l’homme. »
Affirmation austère, sévère et dogmatique, si claire dans son message qu’il semble impossible de la contredire, pire encore, de la nier entièrement. Elle s’impose, invoque une vérité immuable , ou du moins ce qui semble en être une. Mais une question me taraude en lisant ces mots.
De quel homme parlons-nous ? Il me semble qu’on ne désigne pas l’homme qui vit, qui parcoure le monde, déambulant dans son existence, non, je pense que l’on fait référence à l’homme « de l’intérieur », la vie interne de l’homme, ce qu’il est par essence même, dans cette âme unique qu’il possède, cette vie psychologique orageuse et créatrice. Ainsi l’essence même de l’écrivain se trouverait dans ce style qui lui est propre, qui communiquerait sa singularité humaine à son art. Mais la mise à l’écart de cette deuxième vie, cette vie extérieure qui se passe dans le monde ne serait-elle pas une erreur ? En effet, c’est à-travers elle que l’homme (l’homme « de l’intérieur ») vit réellement (à l’extérieur), qu’il met un pieds dans le monde et apprend ainsi à le connaitre puis à l’écrire. L’homme entier réunit ces deux vies complémentaires. Elles s’alimentent et se mêlent l’une à l’autre. Il semble réducteur de dire « l’homme », comme si l’homme n’était qu’une donnée psychologique, un ensemble de caractères dont est pourvue son âme (si âme il y a).
Abordons donc l’homme comme un être qui vit deux existences simultanées, celle qui lui est intimement personnelle, et celle que l’on peut voir, celle du monde tangible. Peut-on toujours dire, le style c’est l’homme ? Peut-on reconnaître ces deux vies dans l’œuvre d’un auteur ? Peut-on dire que ses deux vies se mêlent dans son style ? Ou faut-il prendre autre chose, d’autres éléments en compte pour le reconnaître ? Par vie extérieure, j’entends tout ce qui n’est pas en lui, son époque, tous les objets qui la composent, les événements de sa vie et du monde, ce qu’il décide de faire, de soutenir, d’accomplir.
Je ne nie toutefois aucunement l’importance du style : on peut être reconnu par son style (« ceci est du Balzac, et cela ne peut être que du Proust! ») on se distingue donc, surtout, par le style. Le style a quelque chose de particulier, de crucial dans l’écriture, le style est l’écriture même pourraiton dire. Mais quand il s’agit de voir l’homme, celui qui s’est fait écrivain, artiste, je remets en question le fait que le style soit l’homme entier.
Cette réflexion m’est venue à la suite de la lecture d’Ougarit et d’Octobre Liban de Camille Ammoun. Deux ouvrages, l’un roman, l’autre pamphlet, l’un imposant, l’autre mince, et par conséquent, l’un étonnamment long, l’autre étonnamment bref. On y voit passer des villes, plusieurs villes, des guerres, des révolutions (—ces printemps déchus), l’engagement des uns, le désengagement des autres, la dénonciation de tout cela, et le Moyen-Orient, dans toute sa terrible et sublime réalité. Au regard du style, on retrouve deux tendances différents, particulièrement visibles dans Ougarit : le premier est celui des phrases courtes et percutantes, du présent de narration et de vérité générale, du passé composé, du « tu » qui apostrophe, de l’occasionnelle envolée lyrique et de l’efficacité didactique. Le second est savant comme une encyclopédie, tous les noms ou presque portent des adjectifs, les verbes, des adverbes, il étale les détails et les précisons comme un vendeur de bijoux. On trouve donc deux mouvements au sein d’une même œuvre, distincts, bien qu’ils possèdent des points de contact. Cependant, en mettant les deux ouvrages ouverts côte à côte, on se rend facilement compte que les passages en « tu » sont un de leurs quelques véritables points communs. Quand Ougarit Jérusalem s’interpelle lui-même dans le premier chapitre du roman, ou quand Camille Ammoun appelle le peuple libanais et désigne par ce « tu » toute la ville et ses habitants, on peut plonger son regard dans les pages et se dire : il est là, l’écrivain est là. C’est vrai, un peu plus et on pourrait croire que les deux passages sortent d’un seul et même ouvrage. C’est donc cela, le style ? Il vous percute n’est-ce pas ? Il vous prend à la gorge et vous empêche de respirer. Vous lisez ses mots et vous vous dites que l’injustice doit être vaincue et vous sentez bouillir au fond de vous, le feu de l’insurrection…L’insurrection ? Oui, l’insurrection dont il parle sans cesse dans Octobre Liban, celle qui a échoué mais qui a fait s’élever l’espoir dans le coeur des hommes, l’espoir d’un nouveau monde. Il n’y a finalement pas que le style, non ? Il y a le sujet de l’écriture. C’est son noyau, un cœur d’encre qui s’est réveillé. Il bat désormais en vous.
Voyez-vous maintenant pourquoi le problème se pose ? Il n’y a pas que le style, il y a ce dont l’écrivain parle, et ici particulièrement, son engagement qu’il tient du monde (la fureur de son engagement) qui est gravé dans chaque mot, dans chaque point. C’est cela, l’homme, celui qui se fraie un passage dans le monde tant bien que mal, qui l’incorpore en lui et le retranscrit pour nous autres, lecteurs de son intériorité la plus profonde. Son style est un instrument pour faire passer un message. Même si le style surgit de l’immatériel pour se faire réalité, l’écrivain a toujours le choix de le modifier d’une façon ou d’une autre. Ce qui vous a véritablement secoués, c’est qu’il parle de la révolution, et qu’il en parle comme ça.
Il convient alors de se demander si nous pourrions reconnaître l’empreinte d’Ammoun, dans un texte où aucun de ses thèmes de prédilection ne seraient abordés. Pas de guerre ( pas de guerre !), pas de ville, ni l’envie de changer les choses, ni le drapeau de la liberté, l’analyse urbaine, les références historiques, les tiraillements existentiels issus d’un changement brusque et la réalisation de ce changement. Cela donnerait-il quelque chose ? A tous ceux qui s’opposent à mon argumentaire, je propose un jeu, très simple. Je me ferai écrivain, mieux encore, je me ferai miroir de Camille Ammoun, prenant sa plume, la soupesant, écrivant comme il aurait écrit ou au moins tentant de le faire). Nous nous concentrerons donc sur la dimension politique de ses textes, mais aussi sur leur dimension urbaine, car chez Camille Ammoun, tout passe par la rue, par la ville. Je rédigerai un premier texte que je tenterai de rapprocher le plus possible de son style et de ce qu’il a écrit dans Octobre Liban et dans Ougarit . Puis je me détacherai d’un premier thème, la guerre et la révolution, et le Moyen-Orient car il s’y rattache presque toujours, ne gardant que la ville, supprimant toute forme d’engagement. Enfin, et cette partie sera sûrement la plus difficile, j’enlèverai la question urbaine et écrirait un texte qui ne gardera que son style. Après cette exercice, nous pourrons, je l’espère, répondre à cette question cruciale : le style, c’est l’homme ?
—
Tu l’as senti non ? La marée est montée. Elle a a ravagé la ville. L’horloge de la tour Hamidiyyeh s’est arrêtée. Les vagues de la révolution (la révolution—tu te délectes de ce mot) a laissé son sel dans les rues, du rond-point de Daoura jusqu’au Grand Sérail, là où le peuple s’est élevé contre ses murs silencieux, comme les statuettes phéniciennes de Byblos debout depuis trois mille ans, leurs dorures flambant sous les projecteurs du Musée Nationale de Beyrouth. Tu entends encore la foule, tu jubiles en écoutant ses slogans déchainés et tu te dis : féministes, anarchistes gueulez, gueulez, c’est votre moment, c’est l’occasion d’un siècle, d’un millénaire ! C’est la combat de liberté, tu le sais, celui que tu as attendu toute ton adolescence, qui t’a fait résistant et libre, immensément libre. Dans les rues des hommes, des femmes, des gamins, une foule beyrouthine, d’origine, de naissance ou de foyer et ils sont le miroir de ta vie et de ta ville. La corruption rit et la ville frémit, s’embrase, une Alexandrie nouvelle qui se purifie. Tu portes un drapeau usé, celui de ton père et de son père avant lui. Cela fait des années que tu t’es habitué au chaos du gouvernement (des années—depuis toujours) mais aujourd’hui tu as décidé, tu es décidé. La guerre est finie. Mais il faut finir la guerre.
Tu n’es qu’ombre. Tu as parcouru le monde comme un fantôme en exil. Tu penses Napoléon déchu, Trotsky au Mexique, tu penses Victor Hugo, les Misérables, et toi, le misérable de Beyrouth, le Gavroche raté, la révolution qui n’est jamais venue. Mais elle est là. Ça y est, elle est
là.
Elle l’était.
Un soleil éclatant brûle les pavés de la place de la République. Tu parcours entièrement la rue qui porte son nom. Un groupe de danseurs et de musiciens porte un drapeau de l’Algérie. Ils dansent et chantent. On est le 5 Juillet. Jour historique. Tu entends les canons de la félicité et Oran, la radieuse, qui hurle. Tu ne sais pas encore que le mois prochain, tu verras Beyrouth exploser. La rue s’ouvre sur la Place Bellecour. Fourvière te jauge de son oeil de sphinx. Son or te rappelle celui, écaillé, des statuettes phéniciennes. Le français est comme une mélodie que tu as entendu toute ta vie, mais qui t’est devenue étrangère. Toi tu parles l’Orient entier. Mais là, dans Lyon romaine, l’arabe ne te vient que comme l’écho d’un autre monde. Tu passes devant la statue de Louis XIV, la seconde, reconstruite après la destruction de la première, sous la Révolution. Tu vois, plus loin, le Veilleur de pierre qui garde ses morts.
Tu penses les Misérables. Et toi, le misérable de Beyrouth, celui que tu étais adolescent et qui t’a quitté, le Gavroche raté.
Tu vérifies ton chemin sur Google Maps.
Combien de fois t’es-tu perdu dans ces rues en pensant y trouver ton chemin ? Lyon est une ensorceleuse de talent, elle te rappelle Paris, en plus calme : les défaites lui ont appris la sagesse. Ses ruelles forment un labyrinthe, mais sur la presqu’île, tu es au moins sûr qu’en suivant l’une d’elles, tu déboucheras sur le Rhône, turbulent, ou la Saône, tranquille. Plusieurs larges ponts la traversent aujourd’hui mais il y a un peu plus de deux mille ans, tu te demandes ce que c’était, pour les Helvètes, de la franchir pour aller se battre. Ce franchissement a déclenché la guerre des Gaules, comme la pomme d’or mena à la légendaire guerre de Troie. Tu as descendu la rue de la République toute à l’heure, et ses magasins alignés comme des écoliers en rang d’oignons. Tu as vu l’opéra et ses vitres noires comme celles des grattes-ciels de la Défense, tu as vu des jeunes danser inlassablement devant ses façades muettes. Cet opéra, lieu d’art et de spectacle, construit et reconstruit à la fin du XXème siècle, est durant le jour, un tombeau silencieux, mais ses danseurs diurnes transforment le verre noir en miroirs et métamorphosent l’endroit en scène à ciel ouvert. Ça te plaît de voir ça, ça te fait sourire: un lieu de culture en produit un autre, qui lui renvoie l’image d’une contre-culture qui l’indigne. Les mélodies de pop et de rap se mêlent aux cris d’encouragement des danseurs et de l’eau qui circule en ruisseaux sur la place adjacente, comme dans un jardin de pierre. Tu te dis que César n’aurait pas aimé voir ça. Quoique.
Tu as vu beaucoup de choses mais tu n’es pas bien avancé. Tu connais pourtant son histoire, tu t’es renseigné sur Wikipédia avant de venir. Lugdunum puis Lyon, colonie romaine sur territoire gaulois, ville divisée en trois terres, en trois rives. Tu as vu les serres du Parc de la Tête d’Or et ses daims. Tu as vu les grattes-ciels de la Part-Dieu, tu as monté les escaliers presque entièrement verticaux des pentes de la Croix Rousse, et est redescendu en métro. Tu as vu beaucoup de choses mais tu n’es pas bien avancé. Tu ne sais pas qui elle est.
Il faudrait attendre quelques mois encore pour voir la population entière dans les rues, pour la voir apprécier la Fête des lumières, l’évènement pharaonique, même plus religieux, qui transforme les vieilles façades en délices de couleurs et de lumière. La place de l’Hôtel de ville est alors bondée comme les plages de Nice en Août et la péninsule lyonnaise est un festival où déambulent des habitués locaux et des étrangers émerveillés. Tu saurais peut-être alors qui est la ville ? Mais on est en juillet. Il faudrait attendre quelques mois, décembre. Tu sais que tu ne seras plus là.
De ton appartement du sixième arrondissement, tu regardes la colline de Fourvière qui surplombe le Vieux Lyon endormi. Et dire que tu as fait Paris, Dubaï et Beyrouth, tu es sensé t’y connaître en urbanisme et pourtant. Derrière cette colline il y un théâtre. Un théâtre antique aux bancs et à la scène de pierre. Des milliers d’années d’histoire enterrées se tapissent en-dessous et au-dessus de lui. La colline te regarde comme un chat qui fait le dos rond. Les tours de la cathédrale brillent comme deux phares dans la nuit. Palimpseste immense, Lyon est ancienne et humble. Elle abrite ses enfants dans un pâle halo de lumière. Toi tu connais les secrets des villes, et celles-ci en a très peu.
Tu sais qu’en te penchant vers elle, elle te dira tout.
III.
Tu as fermé les rideaux et t’es étendu aussitôt arrivé. Les images surgissent dans ton esprit, celles d’un futur qui n’est ni proche ni lointain. Dans quelques temps tu partiras de cette ville comme de toutes les autres. Tu penseras à elles, mélancoliques, mais t’en éloigneras, il le faudra. Tu seras au volant d’une voiture d’occasion achetée à un garagiste pour trois sous (une deux-chevaux dont le moteur crachote comme un vieux fumeur, elle te rappelle le Paris d’avant la fin du millénaire) et la campagne vibrera des chants des villages de la France. Quand tu regarderas les enfants courir dans les vignes de Bourgogne lors des vendanges, tes lunettes de soleil sur le nez et les paroles de vieilles chansons sur les lèvres (Heart of glass de Blondie, le jazz t’ennuie), tu penseras sûrement que l’intense activité sur ces terres est semblable à celle de la Méditerranée, rassemblant ses bateaux pour rentrer à Venise. Toi tu ne rentres nul part. Tu ne fuis pas non plus. Au volant de cette deux-chevaux crachotante, le béton s’évade sous les pneus et tu enchaines les kilomètres.
Toi tu ne rentres nulle part. Tu ne fuis pas non plus. Tu connais les routes et elles ne mènent pas toutes à Rome.
Tu souris dans ton songe. Tu partiras. Qu’est-ce qui t’en empêche ? À ce moment-là tu le sais. Tu es en paix. Tu es libre.
—
Ce dernier extrait vous a troublé n’est-ce pas ? C’est parce que l’illusion dans laquelle je vous berçais durant les deux premiers s’est essoufflée. Je l’ai écourté car j’ai réalisé tout en l’écrivant qu’il n’avait aucun sens. A quoi bon répéter des mots sans but, appeler la campagne et ses reliefs (car la campagne s’oppose immédiatement à la ville), prétendre que la paix est là. Non, impossible. Dans Ougarit, tous les personnages sont immiscés dans un système d’exil, volontaire ou non, de questionnements moraux ou existentiels (Ougarit lui-même, Oriol, Azadeh), habitants de lieux où les droits de l’homme ne sont pas tous respectés, où la liberté est toujours en question et jamais en réponse. Comment aurais-je pu faire passer cet homme, allongé, les yeux fermés, qui pense à la campagne, à ses futurs voyages bucoliques, pour un personnage d’Ammoun ? Cela aurait été impossible. Non, Ougarit Jérusalem ou le narrateur d’Octobre Liban, les yeux fermés, auraient été dévorés par la pensée de l’exil, de l’insurrection, de la destruction du patrimoine ou de la guerre. Parlez-moi de traumatisme et je vous dirai si vous êtes un personnage d’Ammoun. (On peut aussi se demander comment un personnage respectable d’Ammoun pourrait ne pas aimer le jazz, mais c’est une autre histoire).
Une autre question pourrait être posée, en opposition à mon raisonnement et je préfère y répondre tout de suite : bien sûr que Camille Ammoun aurait pu écrire cela. Mais la question ici n’est pas celle de la capacité de l’écrivain d’écrire un texte. La question que vous devriez plutôt vous poser est celle-ci : l’aurait-il écrit ? Si vous étiez tombé sur un texte tel que celui-ci signé de son nom, ne vous seriez-vous pas demandé « mais où est passé sa fougue démocratique, son amour de la ville, de la découverte, de la dissection de celles-ci jusqu’à leur essence, leur aleph ? » Et vous auriez raison. N’est-ce pas pour cela qu’on l’a lu et qu’on le relit ?
Déjà dans le deuxième pastiche, quelque chose dérange et fait douter que Camille Ammoun ait pu l’écrire. En effet il n’y a pas l’élan du monde et de la guerre, ou du savoir qu’un pays est en guerre. Or chez Camille Ammoun, on sait en permanence que quelque part, où que ce soit, un pays, une ville est en guerre, est ravagée par une révolution ou les vestiges de celle-ci. L’ignorer comme cela c’est dénaturer l’essence même de l’objet de mon exercice. Pareillement, ignorer le Moyen-Orient dans le deuxième texte revient à enlever des comparaisons que l’écrivain aurait sûrement fait de lui-même (« Lyon est ancienne, Alep est antique »).
Cela rejoint notre question du style. Le premier pastiche se rapproche assez de ce qu’aurait pu écrire Camille Ammoun. Pas les suivants. Car il faut reconnaître que quelque chose manque. On pourrait dire que, malgré tout, on retrouve quelque chose d’Ammoun dans certaines des phrases du dernier pastiche. Mais ce qui a fait ses œuvres jusque-là n’est pas présent et cette chose est avant tout son engagement, et j’ose dire que la ville vient après cela car la ville est tout d’abord l’objet de combats politiques, de revendications puis est objet d’étude. Ammoun écrit le monde arabe contemporain : la représentation de ce monde arabe ne peut être jugée vraisemblable sans ses conflits. Mais il écrit le monde arabe comme si ce monde battait en lui comme un autre cœur. Et je crois que c’est le cas. C’est la volonté d’un monde arabe libre et démocratique que l’on ressent chez lui et dans ses propre critiques et ses affirmations (« Tout t’appartient. C’est maintenant une évidence », Octobre Liban), celles de ses personnages (la critique d’Ougarit d’un français installé à Dubaï, qui laisse délibérément de côtés les idéaux des Lumières pour s’installer dans une ville où la liberté n’existe qu’en théorie). Face à un écrivain tel que celui-ci, nous pouvons affirmer que le style n’est pas l’homme, car nous ne le reconnaissons plus dans un texte où aucune revendication n’est faite, ou aucun personnage ou narrateur n’est engagé.
Je pense que l’on pourrait affirmer, bien qu’avec beaucoup de retenue, que le style est l’homme même, dans une oeuvre vide d’engagement, où les mots se lient pour évoquer et faire comprendre des choses qui n’auront ni impact dans le monde, ni résonance dans les combats de celui-ci. Mais lorsque nous regardons de plus près l’oeuvre de Camille Ammoun, cela semble impossible. Le style, c’est l’homme, quoi l’homme, sa vie ? Son être ? L’homme c’est tout et rien vous savez, c’est un raccourci pour simplifier quelque chose qu’on ne comprend pas entièrement.
« L’œuvre c’est l’homme. » Oui, cela peut se concevoir.
Le style ce n’est pas l’homme entier, c’est une partie de lui, c’est l’ADN de son âme d’artiste, transcrite dans un autre langage par un quelconque hasard de la nature. L’œuvre est l’homme, entier, dans son habit le plus grandiose et le plus sombre. Elle est lui comme un double, un parhélie littéraire, un jumeau qui l’accompagne partout. Ougarit et Octobre Liban sont le reflet de l’homme qu’est Camille Ammoun, de sa vie binaire. Son style n’est qu’une partie de tout cela.
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C’est donc ainsi ? « L’oeuvre c’est l’homme » ?
Pourtant l’homme est une substance changeante et capricieuse. Adolescent pour toujours, il s’extirpe d’un monde pour en créer un autre. Aussi ne prenez pas trop à cœur à ce que je viens de démontrer : l’écrivain est une espèce aussi sauvage qu’insondable. Qui sait ce que Camille Ammoun nous réserve : un premier roman ne veut rien dire. Peut-être qu’un jour, il décidera de changer de camp, d’être de ces écrivains dont on se souvient pour la beauté de leur prose (mais le style, le style, le trouve-t-on jamais vraiment ?). Je me hâterai alors de démontrer en quoi « le style, c’est l’homme ». Toute théorie littéraire a ses limites. Nos opinions se perdent dans le vide obscur de la création littéraire qui sourit de nos vains efforts, et les écrivains eux-mêmes, je crois, ne voient pas plus loin que nous.
Que toutes les guerres et que toutes les villes prennent donc place dans vos écrits ; que toutes les futilités, les dogmatismes et les injures s’y faufilent, si tel est votre désir. Vous êtes écrivain, je peux l’affirmer, jeune encore dans son oeuvre mais singulier et enragé. Et je vous dis, les yeux perdus dans l’Aleph qu’est Ougarit, dans le cri révolutionnaire qu’est Octobre Liban:
Monsieur Ammoun, à vous.