Article rédigé le 17th mai, 2019

Détail série “Historias”
Ascensión González, 2007
Technique mixte, 35x23x9 cm
Tout est silencieux et pratiquement sombre, il y a uniquement ce faisceau de lumière variable et aléatoire qui balaie constamment la pièce. Maintenant, il éclaire un coin, à l’instant, sans percevoir pratiquement son mouvement, il se concentre dans la direction opposée. Dans cette circulaire dépourvue de sens, le faisceau de lumière découvre un répertoire infini de cadres et de miroirs qui semblent étendre les dimensions de la pièce à l’inimaginable. On ne peut pas voir l’ensemble de la pièce, mais on devine que les cadres occupent presque complètement tout l’espace : suspendus aux murs, remplissant complètement les vitrines, les surfaces des petites tables, des grandes tables et autres meubles. Chaque meuble est comme un autel domestique dédié à une myriade de petites images fixées à la gélatine argentée. La lumière s’éteint et s’allume, illuminant par moments un nouveau visage, un frisson, un paysage, un ressentiment, une maison, une fierté, une fête, une illusion. Souvenirs.
Chaque image est une impression, un stimulus du passé, une donnée autobiographique. Un excès de vocation. Pris au piège de l’enchevêtrement de sa propre biographie, lié à la mémoire perpétuelle et à l’incapacité d’oublier, David erre dans son hypermnésie rappelant les événements du passé. Pris au piège dans une sorte de manège illimité, infini, qui modifie à chaque tour la scène montrant des images familiales, différentes mais reconnaissables.
Mémoire tiroir de tailleur[1], une pièce sombre remplie de figures, de représentations, d’impressions où une sorte de phare curieux et insouciant émet de façon intermittente et insistante des rayons de lumière dans toutes les directions. Incapable de contrôler ce manège imaginaire, ce jeu de miroir infini qui revient encore et encore, David décide de se cacher, de s’évader, de disparaître.
Passé qui refait surface et apparaît constamment, sans avertissement ni engagement. Passé présent, infatigable, insatiable. Même si on le noie sous l’eau il ne disparait pas ; même si on veut le convertir en poisson il ne se réduit pas. Tout est toujours là, impérissable, inaltérable.
David refuse de se connaître, de grandir, d’assumer son passé, de faire face à la réalité. Ses souvenirs sont regroupés dans sa mémoire, désordonnés, déconcertés mais en même temps codés ; comme des lumières de la nuit qui s’allument au hasard, sans contrôle, sans pitié, sans indulgence.
La mémoire reproduit le passé et c’est aussi la source de toutes nos connaissances. Cela peut sembler paradoxal, car, comme l’a bien souligné Bertrand Russell, comment notre croyance de la réalité peut-elle dépendre du passé ? comment notre croyance de notre connaissance peut-elle également dépendre de ce passé ? Notre faculté mentale, n’est-elle pas par ailleurs loin d’être fiable ?
Si nous refusons de l’organiser, de l’accepter, nous nous refusons nous-mêmes. David semble l’ignorer. Peut-être il ne sait pas qu’en ordonnant ses souvenirs, il peut mieux connaître les choses, mieux se connaître en tant que personne, mieux connaître leur place dans le monde et leur relation avec les autres. Peut-être l’a-t-il deviné, il a eu l’intuition de cela, et c’est pour cette raison qu’il a décidé de sortir, de faire ressortir ses souvenirs, de les sécher au soleil, de les mettre en lumière. Parce que, comme l’a déjà dit Juan Benet, ce qui gâte les choses c’est la mémoire, pas l’intempérie.
[1] En espagnol tiroir de tailleur se dit « cajón de sastre ». Jeu de mots avec « cajón desastre », c’est-à-dire, un carton très désordonné.