Assumer le stigmate de l’étrangère – F.Z. Rghioui

Projet : L'œil des étudiants


Assumer le stigmate de l’étrangère

Par Fatima Zohra Rghioui

 

Celle qui vient d’ailleurs. Celle qui sort de l’ordinaire, marginale parfois et souvent singulière. Dans le roman L’étrangère de Claudia Durastanti (Lise Chapuis Trad., Buchet/Chastel, 2021), la narratrice tente une réconciliation avec ce qu’est être étrangère :« « Etranger », est un mot très beau si personne ne vous oblige à l’être ; le reste du temps c’est seulement le synonyme d’une mutilation, c’est un coup de pistolet que nous nous sommes tirés dessus tout seule » (p. 178). C’est une tentative difficile car les mutilations sont nombreuses quand la vie a été marquée par des voies non choisies ; des parents sourds, des expatriations et cette irrésistible envie de raconter bien les histoires. Et c’est à travers ces trois éléments que Durastanti alimente son autobiographie par un nouscollectif qui raconte le destin des Italiens immigrés aux États-Unis, ensuite focalisée sur l’histoire d’une fratrie dont les parents sont sourds, enfin resserrée sur un jequi questionne le rapport à l’écriture et à la traduction.

 

Le nousse manifeste d’abord dans cet héritage d’une identité d’immigré. Née dans une famille dont les membres, comme les autres Italo-Américains, sont « persuadés qu’ils avaient un lien avec la mafia juste parce qu’ils leur arrivaient de payer au Black ou avaient rendu service à quelqu’un » (p. 83). Dans l’Amérique, Land of Opportunitycomme le dit l’oncle Paul (p. 100) qui a pourtant connu le revers de ce rêve, la narratrice grandit entre des parents excentriques qui tentent chacun de s’intégrer (en gagnant de l’argent grâce à un emploi dans « la banque d’investissement la plus recommandée dans la planète » (p. 99), ou en oubliant volontairement la langue italienne comme la tante Giuseppina). « A cinq ans je passais de la mozzarelle de contrebande, j’étais catholique, je ne pensais pas que je teindrais un jour mes cheveux noirs, je disais que je ne voulais pas d’enfants […] » (p. 83). Des affirmations qui loin d’engager son avenir sont surtout une preuve du poids de la communauté. Longtemps après, lors d’une expatriation choisie cette fois en Angleterre, une autre forme de communauté sera utile à Durastanti pour marquer ses positions : « Après le vote du Brexit, me faire couper les cheveux est juste devenue une excuse, je vais dans ces salons de coiffure pour partager mon ressentiment avec quelqu’un qui peut le comprendre, comme si les salons de beauté étaient le siège d’une nouvelle société secrète. » (p. 165). Nous les européens contre vous les Britanniques !

Néanmoins être étrangère ne se limite pas à cette dualité : nous et les autresdans la dimension de communauté (italienne, européenne), mais se manifeste à un niveau plus restreint et probablement plus marquant, qui est l’appartenance à une famille où les deux parents sont sourds et sont contre la langue des signes, recourant à des mots émis et lus sur les lèvres pour communiquer. Mais devoir supporter le handicap des parents n’est pas évident, surtout comme fille de la muta(et non de la sourde !) : « Ce qu’il y a de fatiguant dans le fait d’avoir des parents handicapés, c’est d’avoir à affronter le caractère supposément éternel de leur état, l’impossibilité de sortir de cette situation pendant la vie entière » (p. 207). Alors le pacte proposé par le frère prend toute son ampleur : « Ils ont déjà décidé ce qu’on va devenir : moi un voyou, toi une fille vulgaire, il faut qu’on change ça » (p.116). Détourner le sort réservé à des enfants de parents non seulement sourds mais pauvres, arrêter les fugues et retourner à l’école, tels seront les moyens pour contourner l’absence du père et le manque d’encadrement de la part de la mère. Mais cette alliance avec le frère dans une famille qui manque de règles, est surtout bénéfique pour oublier et même rire de la violence du père (p.138), et c’est la présence sécurisante du frère qui va prédominer dans le schéma familial : « [la mère] était une nébuleuse, et mon père une galaxie très noire qui neutralisait toutes les théories de la physique : mon frère a été la première matière autour de laquelle je me suis condensée » (p. 61). Un amour fraternel qui protège, encourage et impose même des punitions pour inciter sa sœur à retourner à l’école. Contre le fait d’être singuliers, différents et sans ressources, le nous « fédérateur » du frère et de la sœur est le moyen pour enjamber les difficultés avec le moins de préjudices.

 

Être étrangère c’est aussi vouloir transgresser les règles d’un emploi stable qui, pour quiconque ayant connu la pauvreté, semble être la valeur sûre contre le besoin. Mais Durastanti a découvert le pouvoir de la littérature : « […] j’avais découvert ce qu’était la littérature, et je ne pouvais pas revenir en arrière : j’avais dit que j’étais poursuivie par les loups alors que ce n’était pas vrai, si seulement je l’avais bien raconté on m’aurait crue » (p. 116). La narration peut donc sublimer toutes les singularités. Elle peut concevoir des histoires crédibles pour contourner les malheurs de l’enfant qui inventait déjà des récits pour expliquer l’absence affective ou matérielle des parents à ses professeurs. Mieux : « Le langage est une technologie qui révèle le monde : les mots sont des petites flammes que nous approchons de l’indicible pour le faire apparaître […] » (p. 196), les mots sont donc le moyen d’apaiser le sentiment d’exclusion et de différence ou de l’assumer. Le langage (en traduction) permet même d’inclure l’étrangeté dans sa pratique et de transgresser ainsi consciemment les règles : « […] le penchant, le goût que j’ai pour les erreurs ne m’effraie plus » (p. 190). Durastanti va jusqu’à transformer être étrangèreen un désir d’assumer l’étrangeté qu’est cette différence avec les autres. Le choix de la traduction pour domaine d’activité ne symbolise-t-il pas l’incarnation même de l’identité d’étrangère ?

Fatima Zohra Rghioui

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