A la façon de Camille Ammoun: Chère ville

Projet : Atelier des récits


par Lola,

étudiante en CPGE au Lycée du Parc

 

Tout d’abord, je te prie de m’excuser de ma possible impertinence. T’écrire aujourd’hui cette lettre semble bien absurde, pour toi qui ne saurait déchiffrer les lettres que je trace sur le papier. Mais vois-tu, cela fait quelque temps que j’ai le besoin de t’écrire. J’ai conscience que tu es bien trop grande, bien trop haute pour que mes modestes paroles t’atteignent, mais voilà que l’envie me prend de rassembler mes impressions et réflexions au sujet de la question urbaine qui me taraude depuis plusieurs semaines maintenant. Et quel interlocuteur pourrait être plus perspicace que toi, ma ville ? Ougarit Jérusalem, avec son nom aussi évocateur que mystérieux, m’a conduit avec lui dans sa quête de l’âme urbaine. Urbanologue, il est un expert de cet objet polymorphe que tu représentes, et, moi, simple étudiante, je peine à te saisir. Mon jeune âge ne m’a pas encore permis de m’immiscer dans beaucoup de ces gouffres architecturaux, grandioses, monstrueux, prodigieux, fascinants. Je suis plus habituée au village que je connais par cœur, alors, souvent, tu m’échappes. La déambulation dans tes artères, étroites ou larges, m’ont rarement permis d’apprécier ce sentiment urbain si cher à Ougarit. La lecture de ses intenses réflexions ont évoqué en moi le souvenir des déambulations interminables dans tes rues tentaculaires. Parmi la masse informe d’acheteurs qui obstruait les rues, je ne pouvais me permettre de prendre le temps de la contempler. Et même si par hasard je le faisais, cela restait distant, comme si une vitre de verre séparait mon regard des murs que j’observais. La distance, voilà bien le centre du problème. L’objet urbain me paraît bien trop vaste, bien trop puissant pour oser vouloir nicher en lui une part d’intimité. Je reste en retrait, et tu refuses de te dévoiler à moi. Alors je reste là, penaude, minuscule, écrasée par le poids intimidant de tes lourdes pierres. Je vois tes murs gris, tristes, immobiles, infatigables. Je tente de les comprendre, de les regarder assez, mais jamais je ne parviens à saisir cette essence. « L’âme urbaine », comme mon cher Ougarit aime l’appeler. Lorsque j’ai confié mes impressions de lecture à mon ami, il a semblé indigné devant l’expression. J’ai vu sa bouche se tordre dans un rictus de malaise. Je crois que pour lui, la formule relève de l’oxymore. C’est ce qu’il semblait me dire, avec son air perplexe. Penses-tu que tu as une âme, toi ? Pardonne-moi l’absurdité. Mais cela dit, si tu n’en as pas, tu auras d’autant moins l’occasion de me comprendre. Je ne saurais te dire déjà de quel avis je suis. Ce qui me perturbe le plus, c’est que je peine à te cerner. Comment te décrire, ma chère ville ? Toi-même tu serais sûrement incapable de faire ton autoportrait. Quels traits brosserais-tu sur la toile ? Plus j’y réfléchis, plus tes nombreux paradoxes me parviennent. Tu es certes artificielle, mais pas soumise à la seule main de l’homme. Je doute qu’il soit réellement maître de tes mutations. Bien sûr, les forces parfois enragées de la nature peuvent se déchaîner et abattre les bâtiments tels de vulgaires troncs d’arbre. Mais, au-delà de cela, je pense que tu as une forme d’autonomie. Tu es une grande créature qui croît, qui grossit, qui s’étend. Certains te verraient même comme un monstre. Ou une épidémie, dont les blocs de béton seraient le virus. Tu te propagerais sur la terre, menaçant la part naturelle de l’homme, l’engloutissant dans ta gueule cruelle. Et ta voix qu’ils condamnent. Des milliers d’automobiles qui vibrent comme des cordes vocales géantes pour te permettre de rugir. Mais que rugis-tu ? Est-ce de la colère ? Est-ce vraiment une menace que tu représentes ? Tu me rappelles Frankenstein, parfois. Toi immense créature humaine dont il craint de perdre le contrôle. Mais quand j’arpente tes boulevards sans fin, ce n’est pas une menace qui m’attaque. C’est plutôt une impression de ne pas être à ma place. La distance, encore. Mais qui suis-je donc pour toi ? Une bactérie ? C’est cela, une maudite bactérie qui grouille en toi ? Tu comprends bien que cela me déplaise… Et que cela me déboussole, surtout, moi pauvre humaine qui ai pris l’habitude de me placer sur un piédestal insensé ! Qui sont les auteurs de la ville ? Ceux qui la façonnent (architectes, urbanologues, investisseurs), ceux qui l’habitent, ceux qui la traversent sans y prêter attention ? Le caractère pluriel et polymorphe de la ville est-il dû à la diversité de ceux qui font d’elles qui elle est, ou cela fait-il partie d’elle-même, de son essence, si tant est que l’on puisse bel et bien parler d’essence urbaine. Je repense à cet ami urbanophobe qui s’indignait devant l’expression d’âme urbaine. Mais aussi absurde que cela puisse paraître au premier abord, je sens comme un désir en moi que cette âme urbaine existe. Que, produite par l’homme, la ville soit devenue un être mouvant, grandissant, unique et singulier. Un individu urbain que l’on a plaisir à arpenter, contempler, utiliser. Mais peut-on dès lors ressentir la ville ?

Je veux te raconter une histoire, ma tendre ville. Oui, j’en ai bien conscience, je dois commencer à t’ennuyer. Mais écoute donc. Ce que je vais te raconter s’est déroulé il y a un peu plus d’un an. C’était dans le cœur de l’un des tiens, sûrement une des plus connus de tes multiples facettes : Paris. J’y étais en visite active avec ma classe, nous étions un petit groupe docile qui suivions des professeures dynamiques dans toutes les rues. Et c’est parmi des visites nombreuses que nous avons fait une expérience pour le moins insolite. Désireuses d’illustrer les textes fameux que nous pouvions lire au lycée, nos professeures nous ont menés vers le quartier de la Goutte d’or pour une lecture en contexte de l’incipit de l’Assommoir d’Emile Zola. Dans une atmosphère crépusculaire, nous nous asseyons sur un trottoir, en cercle, munis de nos textes. Je commence à lire le texte à haute voix. Nous sommes encerclés par de hauts bâtiments gris, souillés par un temps malhonnête. Des tours d’appartements nous surplombent, on voit un poste de commissariat entouré ironiquement de fumeurs de cannabis. Le quartier n’est pas plaisant, il n’est pas rayonnant, il est bien ordinaire, on pourrait bien s’ennuyer. Et c’est bien ce que l’on fait. On descend dans la rue pour s’ennuyer ensemble. On se plaint d’une journée trop longue, d’un ciel trop gris, d’un air trop enfumé. Les bancs sont occupés par des paroles animées, les trottoirs aussi. Les pigeons déambulent dans ce camaïeu de grisaille, s’envolant brusquement quand des pneus crissent trop fort. Pendant ce temps, Gervaise scrute le quartier de ses yeux inquiets, sa terreur coule dans le paysage urbain, elle s’y moule et le déforme par le prisme de sa terreur. Après la lecture, on discute du texte. On nous dévisage. Les voisins se demandent ce que font ses élèves au milieu d’un trottoir, débattant du style zolien. En sentant ces regards intrigués, on prend conscience de l’absurdité de la scène. On prend conscience de l’ironie de cette substitution de salle de classe pour étudier le naturalisme. On rigole, gênés, peut-être. Une vague hostilité semble se diriger vers nous. Nous sommes incongrus. Notre activité l’est d’autant plus. Mais avec du recul, on prend conscience de la beauté de l’événement. J’ai eu l’impression d’arracher une feuille de papier peint. D’abîmer le mur avec mes doigts, et de découvrir de nouvelles couches, de peinture, de saleté, de papier, sous celui qui les recouvrait. On voyait les couches du temps se dérober sous nos yeux. Camille Ammoun répète que la ville est un palimpseste. On en a fait l’expérience par les mots. Les mots qui nous rapportent l’histoire, les mots qui nous y plongent et nous troublent, ceux qui nous trompent parfois mais révèlent toujours un pan de mur, paysage urbain que l’on comprend enfin. Des couches sédimentaires. Et ma ville, dans ces moment-là, tu te dévoiles vraiment. Tu nous montres tes cicatrices, tes joies et tes désespoirs, tu nous montres ton passé, ton  présent et ton futur. Tu cherches à nous livrer un aleph par le biais des mots. Est-ce ton rêve, que l’on trouve un aleph pour enfin te comprendre ? Ou est-ce qu’au contraire, tu les caches, tu nous les voles pour rester le mystère que tu es ? Que se passerait-il si l’on cessait de t’entrapercevoir et que l’on commence à te voir, vraiment ? Ma ville, j’ai beau te regarder, je ne te vois pas.

Je porte en moi l’espoir de te trouver un jour,

Bien à toi,

One thought on “A la façon de Camille Ammoun: Chère ville”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *