Ballade hyperesthésique au fil du texte de Noémi Lefebvre

Projet : L'œil des étudiants


« Je me vois venir »[1]

 

Cheminements hypersensibles dans L’Autoportrait bleu
et d’autres référents littéraires que nous espérons légitimes,

par Corentin Rostollan-Sinet

(doctorant·e à l’université Lumière Lyon 2 et à l’Universidad de Chile)

 

 

                 c’était trop tard, j’avais si bien parlé de ma façon docte et passionnée et si peu économe qu’il avait dû plier à un moment ou un autre, en réalité dès le début, dès mon premier mot, dès ma première ouverture de bouche et comme pour remplacer la dent qui me manque j’avais déjà trop parlé, de cette façon docte et passionnée et tellement impudique

(Lefebvre)

 

Chaque instant disséqué jusque dans le plus infini détail. C’est tellement détaillé qu’on se croirait dans les carnets de Nijinski : « J’ai dormi un peu, et en me réveillant, je me suis habillé. Après m’être habillé, je suis allé à pied chez ma couturière. La couturière a bien fait son travail. Elle m’a compris. Elle m’aime. »

 

La force implacable du détail, qui force la logique. Si on réduit tout à son expression la plus méticuleuse, à l’enchaînement le plus accolé, alors le monde, l’univers, l’âme n’ont plus aucun secret.

 

 

           Je n’aime pas qu’on m’attende, c’est pourquoi je vais m’habiller.
Je mettrai un costume de ville, car ce sera un public de citadins.
Je vais monter dans mon vestiaire, car j’ai beaucoup de linge coûteux.
Je mettrai des vêtements coûteux pour que tout le monde croie que je suis riche.
Je ne laisserai pas les gens m’attendre, c’est pourquoi je vais monter tout de suite.

(Nijinski)

 

 

Ce flot d’informations, cette sur-articulation logique à l’extrême, je la connais très littéralement par cœur. J’ai appris à la reconnaître en moi comme en d’autres personnes marquées d’hypersensibilité.

 

C’est une mécanique implacable, et elle tourne sans arrêt. Sous toutes les allures de la cohérence, elle découd la réalité dans une éternelle poursuite pour en faire sens.

 

La réalité, on la voit défiler devant nous comme un blockbuster trop dense, dont nous nous savons être public – mais de ces publics participatifs d’une forme immersive, submergé·e·s à l’insu de notre plein gré, quoique la responsabilité soit partagée, même si nous ne nous souvenons plus vraiment avoir acheté notre billet ; public dont on attend quelque chose. Une participation quelconque, un rire un geste un texte improvisé, n’importe quoi qui prouve que nous avons de l’initiative, que nous sommes de ces personnes qui possèdent certaines « habilités sociales ».

 

Sauf que nous sommes encore cloué·e à notre siège[2].
Nous en sommes encore à analyser la situation.

 

 

Je ne touchais pas une balle, je courais immanquablement trop tard, je transpirais et m’essoufflais et me surpassais autant que je pouvais en jouant au tennis, m’appliquais à courir dans un sens et dans l’autre, sautillais sur les pieds et faisais comme ça des petits bonds sur place en fixant ma belle-mère puis la balle, croyant jouer au tennis de toutes mes forces et avec toute la conviction dont j’étais capable, quand ma belle-mère a trouvé la cause de tout, m’a révélé qui j’étais, m’a fait examiner mon cas, m’a mise enfin sans complaisance devant mon moi profond, lequel est avant tout constitué, je dois bien le reconnaître, de cette évidente et indiscutable désinvolture, une désinvolture comme on en voit rarement, une première nature en ce qui me concerne et pour ainsi dire un handicap fondamental.

(Lefebvre)

 

 

Je n’ai pas tout lu, alors je parle de ce que je connais[3],

 

mais je lis L’Autoportrait bleu, je lis André Aciman, Réjean Ducharme,

et je pense aux hypersensibles

 

pour leur manière de raconter certes l’émotion, mais surtout et par-dessus tout l’information.

 

Le sensible de l’hypersensible est saturé : tout est information et elles se pressent et s’embouteillent, les sons / les mouvements / faire sens des paroles / recevoir les émotions et renvoyer les réactions adéquates. C’est une concentration singulière, qui donne l’air d’un éparpillement parce qu’elle procède par bonds.

 

Alors ces textes-ci m’accrochent,

les poétiques du méandre

qui représentent spectaculairement comment on ressent dans l’instant.

 

Les innombrables étapes et associations qui président à ce que j’appelle

ma pensée,

qui sont bien plutôt des pensées

et jamais vraiment complètement miennes au bout du compte,

                  ma pensée qu’on m’enseigna à me figurer comme une ligne plus ou moins droite mais

qui se révèle comme un parterre de billes constellées sur le goudron du préau,

supports à bondir d’une rive à l’autre d’un torrent par la grâce relative d’un équilibre jamais acquis ni conservé.

 

 

Le rire a marqué justement le début de la fin, j’ai su à ce moment précis que le rire était le maximum du pianiste me concernant et que la descente allait commencer, à partir du rire je dirais toujours quelque chose en trop quoi que je dise, même si sur le coup ça pouvait faire marrer le pianiste, parce que j’avais déjà beaucoup trop parlé au Café Einstein et au Kaiser Café et que tout ce que je dirais ne pourrait jamais effacer tout ce que j’avais dit avant mais viendrait s’accumuler, beaucoup trop parlé en effet avant même d’avoir demandé au pianiste d’excuser mon langage, entschuldige, ich habe zu viel gesprochen, mais non, c’est très bien avait répondu le pianiste en français, mais il m’avait tout de même emmenée au cinéma du Sony Center.

(Lefebvre)

 

 

A few hours later, when I remembered that he had just finished writing a book on Heraclitus and that “reading” was probably not an insignificant part of his life, I realized that I needed to perform some clever backpedaling and let him know that my real interests lay right alongside his.

(Aciman)

 

 

Ce sont des textes de cette texture qui m’ont appris comment je tombe en amour.

 

Dire aussi la profonde concrétude de cette pensée.

Poétique, parce qu’elle va toujours trop loin sans qu’on la contrôle, parce qu’il n’y a aucune limite aux associations d’idées comme des cent mètres jusqu’au-delà de l’horizon.

Hyperconcret pourtant, parce que tout nous saute aux yeux.

 

 

Et puis dire enfin qu’entre hypersensibles,

lorsqu’on se rencontre on se rend compte

que c’est tellement plus facile soudain de se parler

qu’on finit par déparler

on ne communique plus que par allusions et par images

par onomatopées

on se déparle

c’est le rêve

c’est le pied

on en rit à gorge

déployée.

 

 

Elle nous a parlé toute la nuit de bout en bout de la province. Elle nous a fait l’amitié. Ça fait déjà trois jours. On est encore tout étourdis. La tête n’est pas prête de nous retomber sur les épaules.

Seuls les poumons d’un train ou d’un bateau auraient pu lancer le cri des joies qu’avaient soulevé dans nos ventres les éclats de sa petite voix fatiguée et les halètements doux de ses blancs de parole. On s’est assis par terre, le long du radiateur de la cuisine ; on n’a plus bougé  ; on s’est laissés vibrer, dur et clair, pris d’une sorte de sommeil violent, tout à la plénitude, paralysie, tension de tous nos membres, nerfs, cerveaux.

(Ducharme)[4]

 

Par Corentin Rostollan-Sinet

(Doctorant·e à l’université Lumière Lyon 2 et à l’Universidad de Chile)

 

 

[1] Cette phrase est un extrait de Parle suivi de Tais-toi, et non de L’Autoportrait bleu. Extrait, donc, du dernier livre de Noémi Lefebvre, et non du tout premier. Choisir cette phrase pour titre à ce billet me paraissait pertinent ; je tendais certainement ainsi un pont tacite par-dessus l’œuvre de l’autrice, geste que je trouvais somme toute plutôt élégant.

[2] (expression choisie après avoir estimé trop sensationnaliste son alternative: le cul collé au fauteuil)

[3]

– quoique je puisse faire comme les autres
– et m’aventurer parfois par incursions dans le Territoire Culturel Général
– ou plus spécialisé
– que je récite assez imprécisément
– mais ce n’est pas le cas ici.
– Il s’agit donc, dans une certaine mesure, d’un article de spécialiste
– puisque je parle de ce que je connais, dans la seule mesure où je le connais, et que je suis seul·e à le connaître dans ladite mesure. Voilà qui est agréablement légitimant.

[4] C’est un peu long, pour un billet…
c’est qu’encore une fois, comme à notre habitude, j’ai trop parlé.
Je ne peux pas dire que je me surprenne,
je me voyais venir.

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