A la façon de François Beaune: Martigues, août 2020

Projet : Atelier des récits


par Louis,

étudiant en CPGE au Lycée du Parc

Avec les verres fumés des lunettes de soleil, le jardin est baigné de rose. C’est magnifique, et comme je ne cesse de me trouver des prétextes pour ne pas continuer à lire Les Misérables que j’ingurgite difficilement, je le fais remarquer à ma mère. Elle n’a pas mes lunettes et ne peut pas voir ce dont je parle ; en revanche elle constate comme moi qu’un nuage couvrant plus ou moins le soleil est responsable de cette lumière rosée qui irrigue le jardin, à défaut d’une pluie qui a cruellement manqué cette année.

 

Je retourne lire. J’aimerais dire que c’était un autre livre, plus original, plus attachant, plus signifiant, mais voilà c’est Les Misérables et pas autre chose. Une histoire vraie doit l’être.

Une heure, peut-être plus, passe. Mon père et mon frère sont rentrés. Je lis toujours. À la lumière doucereuse s’ajoute une pesante tiédeur et, après que ma mère m’a fait remarquer que ma « jolie lumière, c’est parce qu’il y a le feu », une odeur de brûlé – du moins, de fumé – à laquelle je n’avais pas encore fait attention. Probablement devais-je penser qu’il s’agissait d’un voisin à son barbecue, idée naïve autant qu’incongrue un jour aussi venteux. Sujet à l’angoisse pour peu, je consulte mon téléphone : « feu Martigues ». Oui, en effet, un incendie s’est déclaré en quatre points différents, mais c’est vers Port-de-Bouc, Port-de-Bouc c’est loin, des incendies il y en a déjà eu les étés précédents, on n’avait pas eu à se plaindre. Cela dit j’ai perdu ma sérénité. Le mistral, aujourd’hui, souffle plus puissamment que jamais.

À partir de ce point je perds tout à fait conscience du temps et les minutes n’existent littéralement plus. La fumée est désormais beaucoup plus visible – oh ! certes elle n’occulte pas tout le ciel et, si on tourne le dos aux nuages roses toujours plus épais, tout est toujours d’un splendide céruléen. La Côte Bleue ne l’est pas pour rien. Vraisemblablement inquiets, mes parents remontent une partie du chemin qui mène à la plage pour aller aux nouvelles, entendre ce qui se dit. Ils tombent sur des pompiers qui leur intiment l’ordre de quitter le domicile et de se diriger vers le petit port tout proche. Les campings viennent d’être évacués. On regroupe vacanciers et résidents dans la calanque qui doit nous préserver.

 

J’obéis dans l’hébétude à mes parents, je les suis, avec mon frère, vers la petite anse qui accueille les bateaux des résidents, à quelque trois cents mètres de la maison. La calanque des Tamaris est d’ordinaire magnifique, et, en comparaison des plages toutes proches, très peu sujette à l’installation de serviettes, d’enfants, et de monokinis sexagénaires. C’est mon plaisir de l’été. Le sol est rocheux et sans doute moins agréable que du sable pour se prélasser – anciennes infrastructures portuaires romaines, progressivement envahies par l’eau.

D’ici l’on voit très bien la fumée maintenant. Les Canadair volent épouvantablement bas. Il fait encore jour. Face à la mer je tourne un peu en rond, commence à prier.

À mesure que le jour fuit, l’incendie progresse. J’apprendrai par la suite qu’il est absolument incontrôlable pour les pompiers. Le vent est tel que le feu tournoie sur lui-même, il vit, et, enfant monstrueux de Borée et de Notos, ravage tout. Et voilà qu’il choisit, au lieu de continuer tout droit, de braquer à quatre-vingt-dix degrés. La maison, le lotissement, le camping voisin des « Mouettes », sont épargnés. Ne pourront en dire autant les campings qui bordent la calanque.

Tout cela cependant je ne l’apprends qu’après coup. Pour le moment, mon père ne cesse d’aller et venir de chez nous au petit port, rendant compte chaque fois de ce que le vent, paradoxalement, protège la maison. On envisage même de rentrer, on tente le coup. Ça tient cinq minutes. Une bourrasque jette au sol des flammèches incandescentes que j’écrase du pied, geste dérisoire mais probablement rassurant. Sans savoir comment ni si l’on retrouvera la maison, on repart, forcés cette fois-ci par des pompiers à bout. On entend qu’ils recherchent « la vieille qui ne veut pas sortir de chez elle », résidente du chemin du Loup de Mer.

Il fait désormais nuit, noire, et devant nous, le feu. Réfugiés à l’extrémité de la calanque, campeurs et locaux contemplent, ébahis, le monstre s’avancer, se repaître de tentes, de chalets en plastique, et surtout de bonbonnes de gaz – il en est visiblement friand – qui crachent dans la nuit des geysers orange. Horrible et infernal décompte que ces explosions fracassantes. Campings, cabanons, villas, tout marche au gaz ici, chaque déflagration peut être la nôtre, des rumeurs vont, enflent, se percent, puis suppurent et regonflent. Tout à coup un bruit formidable. « Ça, c’est le restaurant ». Non, ça ne le sera pas, mais il n’y a aucun moyen de le savoir pour l’instant.

Des zodiacs de la gendarmerie, des particuliers avec leurs bateaux de plaisance, assurent l’évacuation, conduisent au large l’ensemble de la population réunie ici. Plus tard dans la soirée j’apprends que tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir peur au sec, et que bien des campeurs ont dû être poussés jusque dans la méditerranée. À plusieurs endroits elle sera en effet la seule limite du feu. Le surlendemain, quand tout sera fini, on constatera que même les voitures garées le nez dans l’eau, leurs propriétaires persuadés qu’ainsi elles ne seraient pas détruites, ne subsisteraient plus qu’à l’état de squelettes carbonisés.

Nous sommes parmi les derniers à partir. Nous serons ce soir la seule pêche du propriétaire de ce chalutier : Haliades et poissons ont compris qu’il valait mieux faire profil bas, et déserteront les eaux du coin pour un moment. À bord on se regarde enfin, on découvre ses voisins. Une dame n’a pu emporter que deux de ses cinq chiens et craint l’état dans lequel elle retrouvera les autres. J’en arrive à avoir une sympathie pour les chiens.

La traversée est courte, on nous débarque dans le port voisin de Carro, totalement protégé des flammes cette fois-ci. Il doit être une heure du matin. La nuit est profonde et se mêle à la mer. Carro, je connais. J’ai l’habitude de ce micro-port de pêche et surtout de son marché aux poissons. Mais je ne connaissais cette commune de nuit que par fête foraine du mois de juillet, que, petit, j’attendais avec impatience. « Allez, allez, c’est la dernière soirée », crient les forains. Oui, oui, on sait, c’est pour ça qu’on est venu aujourd’hui.

Pas de ça ce soir. Il n’y aura pas de poissons non plus demain ; à leur place, des hommes et des femmes interdits, à la recherche de leurs enfants, que les navettes de la gendarmerie ont fait quitter la calanque avant les autres. On s’inquiète. On se fait recenser. « Non, on n’est pas d’un camping. Oui. On va attendre. Très bien. » Loin du spectacle des flammes, le stress retombe. La fatigue joue aussi. Magie de l’humanité : un pizzaïolo s’est réveillé et a cuit une douzaine de pizzas, dont d’autres habitants assurent spontanément la distribution. Tel est donc le spectacle à offert à la mer dont les remous ne semblent vouloir cesser, signe d’un vent qui, loin d’être tombé, garde toute sa violence : des humains en tongs et couvertures de survie, attendant d’hypothétiques bus, et des parts de pizzas.

Retour à l’infraréalité. Le bus est arrivé, on roule dans des paysages que l’on devine désolés par les flammes, parfois même elles sont au bord de la route – stratégie de contrefeux des pompiers qui contrôlent ainsi le développement de l’incendie. On distingue au loin le rougeoiement d’une zone moins bien maîtrisée. Petit à petit, je commence à lier les personnes les unes aux autres : un couple âgé, un bébé endormi, un M. Rigolo autoproclamé.

Nous finissons par arriver au gymnase Marcel Pagnol, derrière l’hôpital, bâtiment comme les années 1980 ont su en faire, d’une banalité certaine, avec ses affiches « Gymnastique Sportive », ses tatamis, ses tracés de couleurs sur le sol pour distinguer futsal, badminton, basket-ball. Devant l’entrée, une scène de Romero. En conglomérat, éclairés par la seule lampe ronde en plastique, accrochée au-dessus de la porte, à 2 heures du matin, des gens. On fait entrer au compte-goutte, priorité aux enfants et aux personnes handicapées, et on attend, encore. Quelqu’un fait un malaise. Un flic se met dans l’entrée et nous dit d’attendre encore, nous ne sommes plus qu’une poignée. « Vous allez me détester, comme d’habitude de toute façon. », a-t-il commencé. Non, on ne te déteste pas, loin s’en faut. C’est plutôt de la gratitude que je ressens, là, tout de suite. Mais bon, dans le tas qui reste, il s’en trouvera toujours pour râler. Monsieur Chauve prévient le maire absent qu’il lui mettra son poing dans la gueule.

Unité de temps, de lieu et d’action : nous passons la journée qui suit dans le gymnase, sur des lits de camps affrétés par le département, à attendre. Le feu reprend en fin de matinée mais est contrôlé plus rapidement que la veille, malgré un vent toujours bien présent. On mange. On dort. On tourne en rond. Des Martégaux viennent déposer de la nourriture, des jouets, des sourires, en toute discrétion et en toute humanité.

Nous attendons le bus qui nous ramènera chez nous, il est presque 19 heures, le maire de la ville passe nous voir. L’émotion est forte. Une touriste allemande lui dit que les habitants de sa ville ont « un cœur gros comme ça », et il y a des larmes dans l’air ; de soulagement pour certains, de tristesse pour d’autres, d’abattement pour tous.

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